CHAPITRE III
LA SORCIÈRE SANS BALAI
Le soleil étincelait dans un beau ciel d’été quand Luke, du sommet de la colline qu’il venait de gravir, découvrit Wychwood-under-Ashe. Il arrêta sa machine, une Standard-Swallow achetée d’occasion, et regarda.
Le village, qui semblait construit autour d’une unique grande rue, reposait paisiblement au creux de la vallée. Un tableau idyllique. Luke hocha la tête. Était-ce là qu’il pensait trouver un assassin ? Était-il possible qu’il fût venu de Londres dans cette seule intention, simplement parce qu’il avait écouté les propos d’une vieille dame imaginative et lu un avis de décès ?
— Je dois être fou, dit-il tout haut Ces choses-là n’arrivent pas. À moins que…
Après un soupir, il ajouta :
— Nous verrons bien ! Ou je suis le roi des imbéciles ou j’ai vraiment le flair d’un fin limier…
Il relança son moteur et aborda la descente en lacets qui allait l’amener à Wychwood.
Le village était aussi pimpant de près qu’il le paraissait à distance. Il y avait des boutiques proprettes, de petites maisons, riantes et coquettes, avec leur perron aux marches blanches et leur marteau en cuivre bien astiqué, de jolies villas aussi, entourées de jardins fleuris. L’auberge, The Bells and Motley, était un peu en retrait de la rue principale. Luke passa près d’une mare et du cours communal, un terrain gazonné au-delà duquel il aperçut une imposante bâtisse, assez ancienne, dont il pensa d’abord qu’elle était l’endroit où il se rendait, Ashe Manor. Une grande pancarte peinte le détrompa : elle abritait le musée et la bibliothèque publique. Un peu plus loin, un énorme immeuble blanc, résolument moderne et de lignes sévères, apparaissait comme un anachronisme détonnant dans ce décor tout ensemble aimable et vieillot. C’était un institut local et le club des garçons.
Luke s’arrêta pour demander son chemin. On lui apprit que Ashe Manor était à un demi-mille de là et qu’il ne pouvait se tromper : la grande porte de la propriété serait sur sa droite et il ne pouvait passer devant sans la voir.
De fait, la porte, une impressionnante grille en fer forgé, de fabrication récente, était de ces ouvrages qui se remarquent. Elle était ouverte à deux battants. Luke s’engagea dans une vaste allée bordée d’arbres et, à un tournant, découvrit la masse prétentieuse de Ashe Manor. Il contemplait cette maison de cauchemar avec une sorte de stupeur quand, soudain, le soleil se cacha. Au même instant, une jeune fille parut au coin du simili-château. Le vent qui s’était levé brusquement, faisait flotter sa noire chevelure au-dessus de sa tête et Luke eut l’impression que cette vision lui rappelait un tableau qu’il avait vu, La Sorcière, de Nevinson. C’était le même visage aux traits fins et délicats, le même teint pâle, les mêmes flots de cheveux sombres. Cette jeune fille, Luke la voyait parfaitement chevauchant un balai et s’envolant vers la lune et les étoiles…
Elle vint directement à sa rencontre. Il arrêta sa machine.
— Vous devez être Luke Fitzwilliam, dit-elle. Je suis Bridget Conway.
Il prit la main qu’elle lui offrait. Il la voyait maintenant telle qu’elle était : grande, mince, avec un beau visage aux pommettes légèrement saillantes et de magnifiques yeux noirs.
Il la salua et, tout de suite, s’excusa.
— J’ai honte de m’imposer à vous comme je le fais. C’est Jimmy qui m’a, si j’ose dire, forcé la main…
Elle sourit.
— Il a fort bien fait et je suis ravie. Jimmy et moi, nous sommes toujours d’accord. Pour écrire un livre sur le folklore, l’endroit est idéal. Ici, ce ne sont pas les légendes qui manquent !
— Bravo !
Ils se dirigèrent ensemble vers la maison. Luke l’examina de nouveau. Il discernait maintenant, sous les ornements surajoutés, les traces d’une sobre construction datant du temps de la reine Anne et il se rappela que Jimmy lui avait dit que Ashe Manor, à son origine, appartenait à la famille de Bridget. Il n’avait pas gagné à passer en d’autres mains.
Du coin de l’œil, il observa Bridget. Il lui donnait vingt-huit ou vingt-neuf ans. Intelligente, sans aucun doute, elle était vraisemblablement de ces personnes qui ne se livrent pas et de qui l’on ne sait que ce qu’elles veulent bien vous laisser savoir…
L’aménagement intérieur de Ashe Manor révélait un sens aigu du confort et un goût très sûr, probablement celui d’un décorateur de talent. Bridget Conway fit entrer Luke dans une vaste pièce sur les murs de laquelle couraient des rayons couverts de livres. Assises à une petite table, près de la fenêtre, deux personnes prenaient le thé.
— Gordon, dit Bridget, je vous présente Luke, qui est en quelque sorte un cousin d’un cousin à moi.
Lord Whitfield était un petit homme à moitié chauve. Dans sa grosse figure ronde, on remarquait surtout les yeux, qui faisaient songer à des groseilles à maquereau, et la lippe qui lui valait de perpétuellement faire la moue. Il ne se souciait pas de sa mise et ses vêtements accentuaient l’inélégance d’une silhouette au ventre proéminent.
Il accueillit Luke fort aimablement.
— Heureux de faire votre connaissance… Vous arrivez d’Extrême-Orient, je crois ? Une contrée intéressante. Bridget m’a dit que vous prépariez un livre. On en écrit beaucoup trop, par le temps qui court, mais il y a toujours place pour un bon bouquin…
Luke fut ensuite présenté à Mrs Anstruther, la tante de Bridget. C’était une dame d’un certain âge, et qui parlait beaucoup. Luke ne tarda pas à apprendre qu’elle ne s’intéressait qu’au jardinage. Elle ne lui accorda que quelques mots et revint tout de suite à ses préoccupations ordinaires.
— À mon avis, Gordon, l’endroit idéal pour une rocaille, ce serait derrière la roseraie…
Lord Whitfield se renversa dans son fauteuil.
— Arrangez ça avec Bridget ! dit-il d’un ton bonasse. Je tiens les plantes de roches pour de vilaines petites horreurs, mais ça n’a aucune importance.
Tout en versant à Luke une tasse de thé, Bridget répondit :
— Vous considérez sans doute qu’elles ne font pas assez riches ?
— C’est exactement ça ! déclara lord Whitfield avec bonne humeur. Avec elles, on n’en a pas pour son argent. Elles sont minuscules et on les voit à peine. Parlez-moi d’une belle serre ou d’un parterre de géraniums !
Mrs Anstruther, qui possédait au suprême degré le don de suivre sa pensée sans se soucier de ce qui pouvait se dire autour d’elle, affirma qu’elle était convaincue que les roses de roche s’accommoderaient admirablement du climat de Wychwood. Elle retourna ensuite à l’étude de ses catalogues de graines.
Sans quitter Luke du regard, lord Whitfield dégusta son thé à petites gorgées, puis il dit :
— Ainsi, vous écrivez des livres ?
Luke se sentit mal à l’aise, mais il se rendit compte tout de suite que la question était posée en toute innocence. Lord Whitfield poursuivait :
— J’ai souvent pensé que j’aimerais écrire un livre, moi aussi…
— Vraiment ? dit Luke.
— Je le pourrais, remarquez ! Et mon livre ne manquerait pas d’intérêt, car j’ai rencontré quantité de gens sur qui il y a beaucoup à dire… Malheureusement, je n’ai pas le temps. Je suis un homme très occupé.
— Je le crois sans peine.
— Mais vous ne sauriez imaginer ce que sont mes journées ! Je m’occupe personnellement de toutes mes publications. Je fais l’opinion. La semaine prochaine, des millions de personnes penseront et réagiront exactement comme je veux qu’elles pensent et réagissent. C’est là, vous vous en doutez, une grosse responsabilité, mais elle ne m’effraie pas. Les responsabilités j’en fais mon affaire !
Il bombait le torse, sans que son estomac s’effaçât pour autant, et souriait aimablement à Luke.
— Vous êtes un grand homme, Gordon ! dit Bridget avec bonne humeur. Encore un peu de thé ?
— Je suis un grand homme, je le sais, répondit lord Whitfield d’un ton pénétré. Merci, j’ai fini !
Après quoi, descendant de son Olympe pour se mettre au niveau des simples mortels, il demanda gentiment à son hôte s’il connaissait quelqu’un dans la région. Luke secoua la tête négativement. Puis, se rendant compte que plus vite il se mettrait à la besogne, mieux cela vaudrait, il dit :
— Cependant, il y a ici quelqu’un que j’ai promis de voir, l’ami d’un de mes amis. Un certain Humbleby, un médecin.
Lord Whitfield s’était redressé dans son fauteuil.
— Le docteur Humbleby ? Dommage !
— Dommage ? Pourquoi ?
— Il est mort la semaine dernière.
Luke prit un air désolé.
— Ah !… vous m’en voyez navré.
— Je ne crois pas que vous auriez sympathisé avec lui, reprit lord Whitfield. C’était un vieux fou, entier dans ses opinions, insupportable, un individu impossible.
— Ce qui signifie simplement, fit remarquer Bridget, qu’il ne s’entendait pas avec Gordon.
— Il l’a prouvé quand il s’est agi de l’adduction des eaux, répliqua lord Whitfield. Je me flatte, Fitzwilliam, d’être un homme qui songe aux autres avant de songer à lui. J’ai le souci du bien public et la prospérité de Wychwood me tient à cœur. C’est mon village. J’y suis né…
Luke constatait avec chagrin qu’il n’était plus question du docteur Humbleby et qu’on reparlait maintenant de lord Whitfield Celui-ci continuait :
— Je suis né ici, je n’ai pas honte de le dire et il m’importe peu qu’on le sache. Je suis parti de rien. Mon père avait une boutique de chaussures, une petite boutique, et, étant jeune, j’ai travaillé dans cette boutique. Si je me suis élevé, c’est tout seul ! Oui, Fitzwilliam, tout seul ! J’étais décidé à sortir de l’ornière et j’en suis sorti. J’ai été tenace, j’ai trimé dur et Dieu a bien voulu m’aider. C’est comme cela que j’ai réussi, comme cela que je suis devenu l’homme que je suis aujourd’hui.
Des détails suivirent, abondants, sur la carrière de lord Whitfield.
— Que le monde entier sache mon histoire, conclut-il, je n’y vois pas le moindre inconvénient. Je ne rougis pas de mes débuts dans la vie et j’ai tenu à revenir dans mon village natal. Savez-vous ce qu’il y a aujourd’hui à l’endroit où se trouvait la boutique de mon père ? Un immeuble magnifique, que j’ai fait construire et dans lequel j’ai installé un institut et un club pour les garçons de Wychwood. J’ai choisi le premier architecte de la région. Il a fait quelque chose de très moderne et de remarquable. J’avoue que l’édifice ne me plaît qu’à moitié, parce que, pour moi, il ressemble un peu à une prison, mais on m’assure qu’il est très bien. Donc, il doit l’être…
— Consolez-vous ! dit Bridget. Ici, à Ashe Manor, vous avez fait ce que vous avez voulu.
Lord Whitfield eut un petit rire qui faisait songer à un gloussement.
— Oui, ici, je ne me suis pas laissé faire ! Ils prétendaient conserver à cette vieille bâtisse son caractère original. Non, ai-je dit, c’est une demeure où j’ai l’intention de vivre et, si j’engage des dépenses, je veux en avoir pour mon argent. Quand un architecte refusait de faire ce que je lui demandais, je le liquidais et je passais à un autre. J’ai fini par trouver un qui partageait mes idées.
— Plus elles étaient saugrenues, plus elles lui plaisaient ! dit Bridget.
Lord Whitfield sourit et donna quelques tapes amicales sur le bras de la jeune fille.
— Bridget aurait voulu que rien ne fût changé, reprit-il. Mais pourquoi vivre dans le passé ? Nos ancêtres ignoraient bien des choses et je ne voulais pas d’une banale maison en brique rouge. J’avais toujours eu envie d’un château… Maintenant j’en ai un !
Après un court silence, il ajouta :
— Je sais que mon goût n’est pas très sûr et c’est pourquoi, pour l’aménagement intérieur, je m’en suis remis entièrement à un décorateur, à qui j’ai donné carte blanche. Je reconnais qu’il ne s’en est pas mal tiré.
Luke ne savait trop que dire.
— Savoir ce qu’on veut, déclara-t-il, c’est énorme.
— Ce que je veux, dit lord Whitfield, je le sais et généralement je l’obtiens.
Bridget sourit avec malice.
— Pour les eaux, vous avez bien failli ne pas obtenir ce que vous vouliez !
Lord Whitfield haussa les épaules.
— Parce que Humbleby était une tête de cochon ! Quand les gens vieillissent, on n’arrive plus à leur faire entendre raison.
— Le docteur Humbleby avait son franc-parler, dit Luke à tout hasard. J’imagine qu’il avait beaucoup d’ennemis ?
Lord Whitfield se gratta le bout du nez.
— Eh… Je ne dirais pas ça. Qu’en pensez-vous, Bridget ?
— Je crois que tout le monde le trouvait très sympathique, répondit la jeune fille. Je ne l’ai vu qu’une fois, quand il est venu pour ma cheville, mais je l’ai trouvé très gentil.
— Oui, dit lord Whitfield, dans l’ensemble on l’aimait bien. Je connais pourtant deux ou trois personnes qui ne pouvaient pas le souffrir. Toujours à cause de sa tête de cochon.
— Des gens d’ici ? demanda Luke.
— Oui. Dans un village comme Wychwood, il y a toujours des clans, des coteries…
— Naturellement. Au fait, à quoi ressemblent-ils, les gens qui vivent ici ?
La question était vague et Luke ne l’avait pas posée sans hésitation. Bridget y répondit immédiatement :
— À des reliques. On ne rencontre que des filles, des sœurs ou des épouses de clergymen ou de médecins. On peut compter six femmes pour un homme.
— Il doit pourtant y avoir des hommes ?
— Quelques-uns, oui. Mr Abbot, le solicitor, le jeune docteur Thomas, qui était l’associé du docteur Humbleby, Mr Wake, qui est pasteur… Qui encore, Gordon ? Ah ! Mr Ellsworthy, l’antiquaire. Un homme charmant… Et puis le major Horton et ses bouledogues.
— Il me semble, dit Luke, que mes amis m’avaient signalé comme vivant ici une vieille demoiselle, très gentille et terriblement bavarde…
Bridget éclata de rire.
— Nous en avons tout un choix !
— Je crois me rappeler son nom… Pinkerton.
— Décidément, s’écria lord Whitfield, vous n’avez pas de chance ! Elle est morte. Elle est allée se faire écraser à Londres. Tuée sur le coup.
— On meurt beaucoup dans le pays, fit observer Luke sur le ton de la plaisanterie.
Lord Whitfield protesta.
— N’allez pas croire ça ! Le village est un des plus salubres de toute l’Angleterre. Un accident, ça ne compte pas ! Ça arrive à tout le monde.
— Malgré cela, Gordon, dit Bridget, il faut reconnaître qu’il y a eu beaucoup de décès l’année dernière. Les enterrements ont succédé aux enterrements…
— Mais non, ma chère, mais non ! Il ne faut pas exagérer.
Un silence suivit.
— Est-ce que le docteur Humbleby a été, lui aussi victime d’un accident ? demanda Luke.
— Non, répondit lord Whitfield. Dans son cas, il s’agissait de septicémie suraiguë. Sa mort a bien été celle d’un médecin. Il s’est piqué le doigt avec un clou rouillé ou une autre saleté du même genre, il n’a prêté aucune attention à sa blessure, elle s’est infectée et, trois jours plus tard, il était mort.
— Une triste fin, dit Bridget. Je comprends que sa veuve soit inconsolable.
— À quoi bon se rebeller contre la volonté du destin ? dit tranquillement lord Whitfield.
Était-ce bien la volonté du Destin ?
Tout en s’habillant pour le dîner, Luke se posait la question. Septicémie ? Peut-être. Cette mort, pourtant, était venue bien vite…
Et Luke ne pouvait s’empêcher d’accorder une certaine importance à la phrase qu’avait prononcée Bridget Conway : « Il faut reconnaître qu’il y a eu beaucoup de décès l’année dernière. »